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Chroniques
Così fan tutte | Ainsi font-elles toutes
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart
On a plusieurs fois apprécié le talent de David Hermann dans des lectures habiles, sinon inventives, qui réjouissaient autant l’œil que l’intelligence [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos, De la maison des morts, L’Italiana in Algeri, Armide, Die lustigen Weiber von Windsor, Die Zauberflöte et Iolanta]. Aussi fit-on avec une certaine curiosité le voyage vers Strasbourg où l’Opéra national du Rhin présente une nouvelle production de Così fan tutte confiée au metteur en scène allemand. Un rapide aperçu des intentions dans la brochure de salle, avant les premières notes de l’Ouverture, ont cependant attisé des craintes... qui n’ont pas manqué de se confirmer dès un lever de rideau, faisant découvrir qu’il a semblé indispensable de prendre le contre-pied de l’abstraction dramaturgique du livret de Da Ponte et de replacer cette propédeutique des intermittences du cœur sans temps ni lieu autre que quelque Naples de pur artifice topographique, dans une fresque des relations amoureuses allant de la veille de la Première Guerre mondiale aux lendemain de la Libération, dans une plausible progression vers l’émancipation des femmes, à en juger par la harangue énumérative du notaire en guise de galimatias juridique circonstanciel à la fin du second acte.
Il faut croire que le public sensible aux décors de Jo Schramm et aux costumes dessinés par Bettina Walter, qui déclinent les époques successives, depuis les langueurs du crépuscule de la Belle Époque jusqu’aux uniformes mettant fin aux extravagances des Années folles qu’illustre la transformation, dans la simulation d’empoisonnement dans le finale de l’Acte I, de la pierre de Mesmer en serpent d’une revue exotique de l’époque. Ce chronoscope placé sous les éclairages de Fabrice Kebour n’épargne pas les blessures de guerre, et semble oublier que les deux conflits planétaires n’avaient rien de la mystification pédagogique de Don Alfonso. À rebours du resserrement de l’action sur une seule journée, pour mieux souligner la versatilité des sentiments, la distension temporelle dilue le propos moral de l’argument au point de le faire sombrer dans des invraisemblances plus grossières que celles que des naturalistes chagrins ont l’habitude d’objecter à un texte et à une pensée ancrés dans le Siècle des Lumières, dont le marivaudage n’est que la facette complémentaire du culte de la Raison. Dans cette narration historique, les incohérences de la direction d’acteurs prétendent sans doute mettre en avant des récits autres ou sous-jacents, mais c’est entretenir un rapport avec l’original mozartien que l’on cherche encore après la fin du spectacle. Quant à la bombe – atomique s’entend – qui descend des cintres à l’heure où tombent masques et attrapes, sur fond de canon en écho choral exogène en coulisses, elle prend, dans le contexte actuel, la délicatesse d’une Grosse Bertha au milieu de la porcelaine de Saxe.
Pour garder le lien avec Mozart, il reste la musique, heureusement servie. À commencer par la Fiordiligi de Gemma Summerfield dont le timbre plus corsé que certaines habitudes ne nuit pas à la dramatisation des affects du personnage [lire notre chronique de Dinner at Eight], contrastant avec l’opportunisme plus léger de la passion de Dorabella, confié à l’homogénéité d’Ambroisine Bré, mezzo à la ligne souple et ferme [lire nos chroniques d’Israel in Egypt, La clemenza di Tito, Comala et Alceste]. La pertinence des couleurs vocales dans la distribution se retrouve chez les messieurs, avec la luminosité lyrique de Jack Swanson en Ferrando [lire notre chronique d’Il signor Bruschino], aux côtés du Guglielmo plus robuste de Björn Bürger [lire nos chroniques de Guerre et paix, Enrico, Le cantatrici villane et Les voyages de Monsieur Brouček], frôlant le matamore, sans renoncer à l’élan de la jeunesse qui caractérise l’ensemble du quatuor – en parfaite synchronie avec la littéralité de la partition. Lauryna Bendžiūnaitė résume une Despina espiègle, à l’émission alerte qui se resserre, pour l’illusion théâtrale, dans les contrefactions du médecin et du notaire. Nicolas Cavallier assume la maturité d’un Don Alfonso au soir de ses espérances de bagatelle, avec une définition qui ne prend pas le parti d’un excès de mordant – la cruauté de la manipulation édificatrice n’est pas surlignée [lire nos chroniques d’Œdipe, Le soulier de satin, Les contes d’Hoffmann, Roméo et Juliette, Dialogues des carmélites, La Juive, De la maison des morts, Ariane et Barbe-Bleue, Mignon, La damnation de Faust, Faust, Der fliegende Holländer, Don Giovanni et Les Boréades].
Les quelques interventions du Chœur de l’Opéra national du Rhin sont préparées sans faillir par Alessandro Zuppardo. À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Duncan Ward, lequel ne connaît pas les préjugés de répertoire [lire nos chroniques du 23 septembre 2017 et du 9 février 2022], impulse une efficacité dynamique qui ne se relâche jamais, épargnant ainsi tout alanguissement (qui peut facilement devenir temps mort) ainsi que tout bavardage de la part du continuo délégué au pianoforte concentré de Tokiko Hosoya. L’intelligence musicale demeure sauve.
GC