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Chroniques
Claude Debussy et Igor Stravinsky
Lauren Snouffer, Kayleigh Decker, Paul Appleby et David Soar
Depuis plusieurs saisons, l’Orchestre de Paris invite Esa-Pekka Salonen pour un bouquet de concerts. S’il rendra hommage, dans une quinzaine de jours, à la compositrice Kaija Saariaho qui nous quittait l’été dernier et dont il a souvent joué la musique (15 février), le chef finlandais fera entendre des opus d’Elgar et d’Hindemith (7 et 8 février) une semaine plus tôt. Quant au présent rendez-vous, il associe deux musiciens qui furent contemporains l’un de l’autre : Claude Debussy et Igor Stravinsky.
La première partie alterne au piano et à l’orchestre des pages conçues au même moment ou presque par le compositeur français. Prometteuse sur le papier, l’expérience s’avère tout à fait probante dans la salle. Lové sous la mezzanine, sur le côté gauche du plateau, Jean-Yves Thibaudet ouvre la fête avec La cathédrale engloutie (Préludes, Livre I, 10), dans une grande simplicité qui, lorsque la pièce affirme une emphase plus appuyée, révèle son évidence comme mine de rien, pour ainsi dire. L’enfouissement se fait dès lors impératif. Surviennent alors les Images pour orchestre ou, plus précisément, d’abord Gigues, directement enchaîné dans la résonnance du piano. Rebecka Neumann livre, du hautbois, une danse fort délicate. De même n’est-on pas mécontent des flûtes (Vincent Lucas, Vicens Prats, Bastien Pelat et Florence Souchard-Delépine), auxquelles répond habilement la suavité des cordes graves. Sous la baguette de Salonen, par-delà la vigueur de certains passages, tous les reflets du mouvement, qui en détient tant, se conjuguent en un équilibre caressant, conclu par la douceur quasi organistique des cuivres.
Outre que chaque artiste a bel et bien quelque chose à nous dire, la dynamique du concert est fécondante : la louable simplicité de lecture du dixième prélude se répercute dans l’abord par Salonen des Gigues, de même que la richesse des timbres orchestraux passera dans les couleurs de La sérénade interrompue (Préludes, Livre I, 9) dont la danse farouche jette, sous les doigts de Thibaudet, ses notes en gerbes lumineuses. Et Rondes de printemps, la troisième des Images (ici données dans le désordre, donc), de s’élever aussitôt, dans ce même soin amoureux des timbres, tant de la part du compositeur que du chef, assurément. Si les bassons nous ravissent, il n’en va pas autrement des violoncelles et des deux harpes. Par-delà la clarté du premier épisode du cycle, qu’Esa-Pekka Salonen choisit de ne pas cultiver plus encore, c’est du mystère qu’il fera naître. Les traits de basson de Giorgio Mandolesi et de Gildas Prado au cor anglais font florès, les cors élevant un chant plus fermement héroïque, quoique jamais surligné, l’interprétation laissant aux résurgences (Nous n’irons plus au bois, etc.) une discrétion bienvenue. Un formidable scintillement de saveurs se déploie.
Dès après l’apothéose finale, c’est à l’opposé de cette gloire qu’est ciselée l’intrigante habanera de La Puerta del vino (Préludes, Livre II, 3) qui joue de contraste et de rythme, dans la déclaration du caractère. Patatras ! – c’est bien dans le caractère que s’impose Iberia et son énergique Par les rues et par les chemins. Les trois clarinettes s’y distinguent, ainsi que l’élan modéré des trompettes et des trombones, en muscle de fanfare. Le solo de hautbois revient cette fois à Alexandre Gattet. La tendresse des cordes magnifie Les parfums de la nuit, d’une sensualité irrésistible. Au cœur de l’ultime réjouissance du Matin d’un jour de fête, il revient au violon d’Eiichi Chijiwa de charmer brièvement l’écoute. Sans doute cette version d’Iberia mérite-t-elle le triomphe qui lui est fait.
Pourtant, rien n’ira plus aussi bellement après l’entracte, il le faut avouer. Effectuant un bond en arrière dans la chronologie debussyste, le concert reprend avec la trop rare Fantaisie pour piano et orchestre conçue en six mois, de l’automne 1889 au printemps suivant, mais créé par Alfred Cortot et le Royal Philharmonic Orchestra, à Londres le 20 novembre 1919, soit vingt mois après la disparition de l’auteur qui s’était lui-même opposé à la première initialement prévue pour avril 1890. Accompagné d’un effectif instrumental plus court, Jean-Yves Thibaudet se trouve maintenant en situation de soliste d’un presque-concerto. Quelque chose ne prend pas dans l’Andante ma non troppo où le piano sonne Gershwin quand les mesures les plus lourdes de l’orchestre revête un je-ne-sais-quoi de Rachmaninov. Le Lento qui s’ensuit ne convainc pas plus, et l’ultime épisode, Allegro molto, paraît n’avoir pas vraiment inspiré les interprètes.
Retour dans le premier quart du XXe siècle, avec Les noces écrit par Igor Stravinsky de 1914 à 1923 pour les Ballets russes qui le créèrent à la Gaîté-Lyrique, le 23 juin 1923, dans une chorégraphie de Bronislava Nijinska. En 2005, le compositeur étasunien Steven Stucky (1949-2016) [lire nos chroniques de Radical Light et de Three new motets in Memoriam Thomas Tallis] se lance dans une orchestration de l’œuvre, orchestration dont le gigantisme gomme la moderne audace de l’original. Cette nouvelle mouture fut créée à Los Angeles le 29 mai 2008 par Esa-Pekka Salonen. L’an dernier, un dessin animé fut réalisé par Hillary Leben, commande du San Francisco Symphony Orchestra et de l’orchestre de Paris. Nous découvrons donc un double nouvel objet dont chacune des parties ne nous satisfait pas. S’il est possible, cela dit, de tout de même adhérer à la teneur musicale, que dire de la nage des cancrelats et mille-pattes en compagnie d’étrons dans la tuyauterie d’évacuation des toilettes, sur l’écran géant qui surplombe l’orchestre ?... Vaillamment préparé par Richard Wilberforce, le Chœur de l’Orchestre de Paris réalise une lecture luxueuse de ces Noces, quand quatre solistes les portent plus haut encore : on apprécie le soprano très saillant et endurant de Lauren Snouffer [lire nos chroniques de Siroe et d’Arminio], le mezzo très précis de Kayleigh Decker et la basse positivement invasive de David Soar [lire nos chroniques d’Adriana Lecouvreur, Gloriana et Billy Budd]. Si le ténor Paul Appleby semble plus faible [lire nos chroniques de Saul, The Rake’s Progress puis Béatrice et Bénédict], il en va du changement d’effectif qui détraque l’équilibre miraculeux de Stravinsky.
BB