Recherche
Chroniques
Centenaire Ferruccio Busoni – l’incroyable Opus 39
David Lively (piano), Chœur de l’Armée française dirigé par Aurore Tillac
La frontière de l’année nouvelle ne se résume pas en quelques coupes de champagne suivies d’une distribution de bons vœux durant trente-et-un jour, c’est aussi la survenue de commémorations, anniversaires de naissances et de disparitions de musiciens, ou encore centenaires de certaines créations qui nous semblent de quelque importance. Si 2023 était riche de ce côté, des opus majeurs ayant vu le jour en 1923 – la Sonate pour violon et piano n°2 de Bartók, par exemple, ou encore El retablo de maese Pedro de Falla, Psalmus Hungaricus de Kodály, La création du monde de Milhaud, Padmâvatî de Roussel, Les noces de Stravinsky, enfin Hyperprism de Varèse –, elle s’avérait plus limitée quant au souvenir des naissances où György Ligeti l’emportait aisément sur l’Étasunien Ned Rorem ; de même n’aurons-nous guère célébré le départ du valeureux zarzuéliste castillan Tomás Bretón. Il en ira tout autrement de 2024, avec un calendrier 1924 extrêmement riche durant lequel naquirent les compositeurs Claude Ballif, Klaus Huber, Serge Nigg et, surtout, Luigi Nono ! Bien des premières marquent cette année-là, comme Pacific 231 d’Honegger, le Quatuor à cordes n°1 de Janáček ainsi que sa Petite renarde rusée, Tzigane de Ravel, Relâche de Satie ou Intermezzo de Richard Strauss, et, pour les plus marquantes, Die glückliche Hand de Schönberg, la Septième de Sibelius, Octandre de Varèse, l’Opus 11 de Webern ou la Lyrische Sinfonie de Zemlinsky. Et qui s’en est-il donc allé il y a cent ans ? Indéniablement, les deux géants Gabriel Fauré et Giacomo Puccini masqueront des artistes moins joués, quand bien même les fêter contribuerait à faire mieux connaître leur œuvre, tels Théodore Dubois ou Sergueï Liapounov – sans même oser évoquer Charles Villiers Stanford…
Conservateur en chef du patrimoine et cheffe de la mission musique au Musée de l'Armée, Christine Dana-Helfrich, directrice de la Saison musicale des Invalides (trente éditions, déjà), fait courageusement ce pari en programmant le vaste Concerto en ut majeur Op.39 pour piano, chœur d’hommes et orchestre de Ferruccio Busoni, le génial Toscan, compositeur, pianiste virtuose et pédagogue, mort à Berlin le 27 juillet 1924 [lire nos chroniques d’Arlecchino, Messe Op.34, Turandot, Fantasia contrappuntistica, Indianisches Tagebuch et de la Rhapsodie espagnole (d’après Liszt), sans oublier ses innombrables transcriptions de Johann Sebastian Bach : par Julien Blanc, Gianluca Cascioli, Nikolaï Demidenko, Andreï Korobeinikov, Vahan Mardirossian, Anastasia Terenkova ou encore Sabine Weyer]. Avec ses cinq mouvements, l’exécution de cette œuvre, créée par le compositeur au clavier et Karl Muck à la tête des Berliner Philharmoniker le 10 novembre 1904, occupe environ une heure et dix minutes. Parce qu’il convoque un effectif dispendieux et assume une forme proprement mahlérienne à laquelle les amateurs de symphonies commençaient à peine à s’habituer – la Deuxième du grand Bohémien de Vienne avait vu le jour neuf ans plus tôt (Berlin, 13 décembre 1895), tandis que la Troisième avait été rendue publique 9 juin 1902 (Krefeld) –, le Concerto Op.39 fut peu honoré. Passé un siècle, seule une quinzaine d’enregistrements est disponible, dont celui de l’excellente Viktoria Postnikova avec l’Orchestre national de France mené par Guennadi Rojdestvenski, ainsi que celui de Michael Gielen à la tête du SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg, avec le pianiste français d’origine nord-américaine David Lively [lire nos chroniques des 18 et 20 mars 2005, du 10 mars 2012, de l’album I got rhythm et de son CD français avec la violoniste Tatiana Samouil].
De même que la première mondiale s’était donnée dans une église, la Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche consacrée le 1er septembre 1895, à la veille du vingt-cinquième anniversaire du Sedantag, le concert de ce soir investit la Cathédrale Saint-Louis des Invalides et son acoustique plantureuse qui, pour notre grand étonnement, ne dessert point l’exécution. Après un prélude d’envergure brahmsienne dans lequel le colonel Sébastien Billard engage son Orchestre symphonique de la Garde républicaine, David Lively se lance dans l’éclatante partie soliste, ô combien lyrique et virtuose. De manière enchaînée retentissent alors les quatre parties purement instrumentales, servies par une indéniable inspiration générale et une impressionnante maîtrise pianistique dont souvent la facture lorgne vers la manière lisztienne. C’est d’un des premiers textes du poète romantique danois Adam Gottlob Oehlenschläger (1779-1850), le drame scénique Aladdin eller den forunderlige lampe (Aladdin ou La lampe merveilleuse, 1805), que Busoni a tiré les vers confiés à un chœur masculin dans le final – Cantico (Largamente) –, un chœur dont il indiqua qu’il devait demeurer invisible au public. La pièce d’Oehlenschläger affirme un thème faustien, pour le compositeur prémices de son futur Doktor Faustus (1916-1924) [lire nos chroniques des productions de Zurich et de Budapest] d’après Goethe que le poète fréquenta à Weimar lors de plusieurs séjours postérieurs à Aladdin, précisément lorsque l’illustre aîné achevait son premier Faust. Ce sont les deux premières des trois strophes de la traduction allemande réalisée en 1808 pour Goethe par Oehlenschläger lui-même que le musicien italien mit en musique.
« Hebt zu der ewigen Kraft eure Herzen…» (Élevez vos cœurs vers la puissance éternelle) semble tomber des cieux et, peut-être, y élever l’auditoire, chant hymnique posé par le Chœur de l’Armée française que dirige la lieutenante-colonelle Aurore Tillac. La douceur enveloppante de l’ultime mouvement ouvre bientôt sur un puissant combat intérieur traduit par une facture venue de Mendelssohn. « …Vollends belebet ist jetzo die tote Welt. Preisend die Göttlichkeit, schweigt das Gedicht! » (Le monde mort est désormais pleinement animé. Louant la divinité, silencieux est le poème !) : ainsi s’achève le grand œuvre busonien sous les acclamations d’un public fort enthousiaste.
BB