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Chroniques
cent-cinquante bougies !
Mélanie Laurent, Orchestre Colonne, Marc Korovitch et Julien Leroy
Cent cinquante ans fêtés par un échantillonnage du grand monde musical de la Belle Époque : l’Orchestre Colonne ne renonce pas à bâtir au futur antérieur et sait allier, selon la formule de Sébastien Escobar, son président, et Marc Korovitch, son directeur musical [photo], « les valeurs de la tradition aux nouvelles esthétiques prêtes à se déployer ».
Remontant d’abord à la fin du XIXe siècle avec le célébrissime Apprenti sorcier de Paul Dukas (1897) sous la baguette de Julien Leroy [lire notre chronique du 16 septembre 2023], la phalange parisienne se montre maîtresse de la fameuse marche, comique au premier effet puis en distillant les émotions dans l’esprit de la ballade originelle de Goethe (Der Zauberlehrling, 1797). Au passage à un temporapide et un débit plus haché, traversé par l’éclair d’un premier tutti joliment avivé par les cuivres, tendu par une ponctuation plus stridente, l’orchestre impressionne continument par sa cohésion et le soin du rendu, avant que les cordes s’animent de bourrasques inédites, dans la course imaginaire du protagoniste affolé. De la submersion sonore emplissant le Théâtre des Champs-Élysées, les bassons ressortent boursouflés comme par miracle, dans l’habile jeu de texture puis de rythme qui précède le finale.
Marc Korovitch [lire nos chroniques du 19 février 2015, du 9 mai 2017 et du 4 juillet 2022] prend ensuite place au pupitre, au service de l’un de ses illustres prédécesseurs, Gabriel Pierné, à travers son Konzertstück Op.39 pour harpe et orchestre. L’appel est clair, dans l’inquiétude grave des cordes, et la soliste Mélanie Laurent y répond de la meilleure manière, cascades d’arpèges à l’appui, pour une pièce typique du temps de sa création, aux Concerts Colonne le 3 janvier1903 par le harpiste belge Alphonse Hasselmans. Le romantisme poignant est encore à suivre, un peu à rebours de l’Histoire, dans les deux extraits de la Symphonie fantastique Op.14 d’Hector Berlioz (1830). Frémissantes, les premières secondes d’Un bal suffiraient déjà à planter le clou de cette première partie de soirée... La montée en puissance, la valse mélodieuse et chantante, l’agilité et la force d’expression des cordes : tout traduit l’excellente préparation des musiciens qui rend parfaitement compte de la complexité du geste d’interruption du motif principal, avant que les flûtes raniment la flamme lyrique. Dans Marche au supplice transparaît nettement le génie du compositeur, l’implacable thème étant ressassé par violoncelles et contrebasses, puis les bassons, les autres cordes... Le fabuleux mouvement semble animé par un esprit de joie et d’honneur. D’un pas sec, la démarche dégingandée n’en est que plaisante, emportée par une direction musicale sportive jusqu’au crescendo des cymbales enflammées. Sur ces entrefaites, les terribles roulements de timbales répétés seize fois participent à l’audacieuse terminaison, disloquée et grotesque, de ce formidable cauchemar amoureux.
Placée sous la direction de Julien Leroy, la seconde partie du concert souligne l’apport des Ballets russes, en commençant par deux extraits de Deuxième Suite (1919) de L’Oiseau de feu, le ballet d’Igor Stravinsky (1910). L’apaisante mélodie de basson solo captive l’audience, dans la Berceuse portée avec une générosité touchante par les violoncelles, puis bouleversante au sein d’un ensemble de cordes beaucoup plus large. Élément singulier du charme original de l’instrumentation, le basson ondule à répétition, aux prémices de l’inertie. L’engourdissement menace, mais les murmures inouïs des cordes fascinent. Le cor tient en quelques phrases un langage princier, ouvrant sur un thème russe dépeint d’une telle couleur qu’il mène avec sublime à la glorieuse marche finale, marque de l’efficacité redoutable de Stravinsky.
D’autres extraits d’une autre suite tirée d’un autre ballet, la seconde (1914) de Daphnis et Chloé (1912) de Maurice Ravel, sont offerts par un effectif d’une centaine de musiciens, dont huit percussionnistes. Au Lever du Jour, le miroitement file d’une onde, du sang bleu coulant des cuivres graves... foi de wagnérien, cette mélodie relève du Graal ! Puis, dans un flot doux et régulier, très dense, il n’y a plus d’exprimé que la tendresse et la courtoisie de l’amour chaste entre le chevrier et la bergère (personnages du roman grec antique qui inspira Ravel). Survient un changement de climat, un soupçon d’alarme, un remous, une vague ruisselante. La Pantomime, ou la gageure d’un ballet invisible, donne trop peu à ressentir, à quelques exceptions près, comme le solo de flûte. Enfin, l’énergie de la Danse générale force l’admiration en suggérant le drame dansé comme expression de la folie humaine, en vertu de la puissance des arts de la scène chez les Grecs, défendue avec ferveur deux millénaires plus tard par les auteurs de la Nouvelle-Athènes, la dernière adresse parisienne de Ravel, et avec précision aujourd’hui par l’Orchestre Colonne.
Avec le retour de Marc Korovitch et suivant le goût de ce chef pour les surprises, une œuvre-mystère est jouée, nommée après coup à la curiosité du public. Rare et méconnue, Uwertura koncertowa Op.12 (Ouverture de concert, 1905) de Karol Szymanowski déroute par les rodomontades des cuivres, straussiens, et ses relents de romantisme doucereux. Du moins a-t-elle mis en valeur la direction fougueuse de Korovitch, artiste dévoué à maintenir la passion de l’orchestre bel et bien vivante.
FC