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Chroniques
Carmen
opéra de Georges Bizet
Après une programmation nourrie de raretés et de redécouvertes – Dante de Godard [lire notre chronique du 10 mars 2019] et Cendrillon d’Isouard ce printemps –, l’Opéra de Saint-Étienne referme sa saison avec un des plus grands classiques du répertoire : Carmen. Si, procédant de la nouvelle éponyme de Mérimée, mis en livret par le duo Meilhac et Halévy, l’ouvrage de Bizet s’enracine dans un certain exotisme hispanisant, la production réglée par Nicola Berloffa ne se soumet pas à une palette généreuse et folklorique, en particulier pour ce qui est du vestiaire imaginé par Ariane Isabell Unfried – au grand dam des amateurs de couleurs, pas nécessairement de carte postale, au demeurant. Dessiné par Rifail Ajdarpasic, le dispositif scénographique, ajouré de persiennes de bois clair passablement déglinguées formant frise, ne fait pas pour autant abstraction de toute référence à une Andalousie plus ou moins fantasmée. Réglées par Andreas Enzler, les lumières tamisent des atmosphères expressives qui accompagnent les ressources symboliques du décor et de ses évolutions, lentes mais signifiantes, sans surlignage exégétique inutile. Ainsi, dans le dernier acte, l’enceinte de briques rouges, arène aux tonalités très méridionales, résume un resserrement dramatique, piégeant Carmen – et Don José – littéralement au pied du mur. C’est d’ailleurs ce IV qui condense les meilleurs initiatives de la mise en scène. Discutable de prime abord, l’emploi d’un noir et blanc muet traitant de la même tragédie, ne verse pas dans l’animation un peu décorative des chorégraphies alertes de Marta Negrini, et ses quatre comparses, chez Lilas Pastia. Le dévoilement d’une ivresse de corrida que la musique suggère en coulisses intensifie le nouement de l’intrigue sans céder à quelque excès de redondance illustrative.
La crédibilité de l’ensemble est surtout portée par des incarnations investies, en particulier pour ce qui est du couple fatal. Dans le rôle-titre, Isabelle Druet affirme dès son entrée une incandescence saisissante. La moire du timbre, habité de chatoiements discrètement gutturaux, nullement vulgaires, dessine une psychologie altière et rebelle qui dissimule le reliquat sentimental, quand l’orgueil de la bohémienne se trouve blessé. Sans didactisme, le mezzo, à la diction impeccable (comme l’ensemble du plateau), fait vivre les contradictions affectives de l’héroïne jusqu’à la rupture finale, d’une violence trop vive pour ne pas témoigner des stigmates de la passion – une Carmen qui met ses moyens vocaux au service de la vérité théâtrale, dans un équilibre d’une belle intelligence [lire nos chroniques du 21 février 2010, du 5 octobre 2012, du 16 octobre 2014 et du 11 avril 2016]. De l’aveu même de Florian Laconi, son Don José est littéralement soutenu par sa partenaire. On sait combien le ténor français n’économise guère son engagement [lire nos chroniques du 10 mai 2014, du 7 juin 2016, des 9 juin et 12 novembre 2017, du 25 mars 2018, enfin des 1er février et 10 mars 2019]. Mais son frémissement, à l’expansivité çà et là quelque peu marquée, fait respirer les fêlures du soldat avec une évidence d’une telle urgence qu’elle rend caduque toute réserve. Jamais prise en défaut, la puissance de l’émission ne cède aucunement à la vanité. L’héroïsme viril n’est que le masque d’une vulnérabilité jalouse où le soliste se jette à corps perdu – et le spectateur avec.
Le reste de la distribution ne manque pas de moindres qualités.
Ludivine Gombert cisèle une Micaëla empreinte de sentiment, avec une couleur qui se distingue des transparences plus ou moins juvéniles qui incombent parfois à une jeune fille moins blanche qu’il n’y paraît [lire notre chronique du 18 janvier 2019]. Implicite, la rivalité avec Carmen tisse un habile canevas dramaturgique, secondaire mais non anecdotique. Jean-Kristof Bouton se distingue par un Escamillo bellâtre, à la tessiture homogène et aux graves plus timbrés que certaines basses. Julie Mossay et Anna Destraël forment une duo complice et savoureux en Frasquita et Mercédès, quand Yann Toussaint et Marc Larcher s’apparient sans se confondre en Dancaïre et Remendado. Jean-Vincent Blot impose un Zuniga hâbleur, tandis que Frédéric Cornille s’acquitte sans faiblesse des interventions de Moralès. Les répliques de Lilas Pastia et du guide sont assurées par Zoltan Csekö.
Préparés respectivement par Laurent Touche et Jean-Baptiste Bertrand, les effectifs du Chœur lyrique Saint-Étienne Loire et de la Maîtrise de la Loire déploient une chamarre bien ordonnée. Dans la fosse, face aux pupitres de l’Orchestre symphonique Saint-Étienne Loire, Alain Guingal s’attache à une appréciable efficacité [lire notre chronique du 23 mars 2018]. En somme, une Carmen qui fonctionne, autour d’un magnétique couple d’amants.
GC