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Chroniques
Carlotas Zimmer | La chambre de Charlotte
monodrame d’Arturo Fuentes
En collaboration avec le Festival Internacional Chihuahua et avec le soutien du Secretaría de Cultura (Fondo Nacional para la Cultura y las Artes) du Mexique, le festival Klangspuren de Schwaz [lire notre chronique de la veille] présente en création mondiale un opéra de chambre qu’il acommandé au compositeur Arturo Fuentes (né en 1975). L’artiste s’est penché sur le destin de Charlotte de Belgique (fille du roi Léopold Ier et cousine de la reine Victoria) qui épousa le frère cadet de l’empereur autrichien François-Joseph, l’archiduc Maximilien. Au printemps 1964, après sept ans de mariage, celui-ci deviendrait empereur du Mexique, à la faveur d’un arrangement international et hasardeux orchestré par Napoléon III. Commencé dans un faste artificiel, le règne de Maximilian n’aura guère mené à grand-chose, si ce n’est à son exécution trois ans plus tard.
L’admiration de Charlotte pour son homme hante une correspondance importante qui servit de base au romancier Fernando del Paso dans Noticias del imperio (1987) dont Fuentes s’inspire pour Carlotas Zimmer, monodrame en langue allemande à la première duquel nous assistons. Souveraine exaltée, amoureuse incurable, l’impératrice déchue sombre dans une violente dépression parsemée de poussées paranoïaques. D’abord retirée au Castello di Miramare, dans le golfe de Trieste, on l’installe, après le drame, dans plusieurs châteaux de Belgique, optant finalement pour le domaine royal de Bouchout où une équipe d’aliénistes la déclare folle, en 1870. C’est là que, plus d’un demi-siècle plus tard, elle s’éteindrait à l’âge de quatre-vingt-six ans.
Par la musique comme par la vidéo et la mise en scène, Arturo Fuentes propose une plongée fulgurante dans ce destin à la noire grandeur, fébrilement bercé par l’espoir, l’enthousiasme, la déception et l’attente, enfin l’angoisse et la solitude psychotique. Avec la complicité du plasticien styrien Günter Brus, l’un des pères du Wiener Aktionismus des années soixante, ici chargé de peindre la tenue vestimentaire de l’héroïne, dans des costumes signés Eva Praxmarer, il articule une savante succession de moments concertants et de fragments de théâtre, sur une scène compartimentée bien qu’ouverte. Un large écran délimite l’issue du dispositif, où sont projetées des images de diverses sources – une main ostensiblement baguée qui calligraphie des lignes paradigmatiques, une silhouette féminine couchée sur le sable, robe en virgule flottante, selon un point de vue qui s’élève en tournant dessus le désert, etc., ainsi que des séquences filmées simultanément sur la scène.
Dirigés par Johannes Kalitzke, les musiciens de l’excellent Klangforum Wien [lire nos chroniques du 31 mai 2006, du 12 juin 2008, du 5 février 2009, des 12 mai et 29 septembre 2010, du 20 juin 2014, du 8 juin 2016, du 9 juillet 2017, puis des 27, 28, 29 avril et 21, 23, 24 juillet 2018] occupent une ruelle entre écran et plateau, surtout concentrés sur la touche droite. À gauche, le lit-balançoire, au centre un pupitre, axe qui fait tourner le spectacle entre opéra et oratorio ; de part et d’autre deux portes en délimitent le niveau. Plus proche du public, à droite une table où Carlota (Charlotte) vient lire le courrier, à gauche une machine à coudre ancienne dont la pédale impose au cérémonial l’aléatoire de son rythme, un sol jonché de lettres froissées – reçues, rêvées, jamais écrites, peut-être, fiévreusement griffonnées à feu l’empereur, nul ne sait. Enfin, un deuxième pupitre couronne la proue d’avant-scène où siègent un tapis persan et une baignoire emplie d’eau.
À peine la lumière décroit-elle dans la salle qu’un vrombissement d’avion enveloppe l’auditoire. Dans quelle carlingue sommes-nous donc ? Dans une de ses nombreuses lettres, Carlota s’émerveille des prouesses aéronautiques du Lone Eagle qu’elle interprète comme la promesse de voyages plus rapides que jamais vers Max’… Au soprano Sarah Maria Sun revient une partie redoutable et fascinante, volontiers acrobatiques, qu’elle honore avec une maestria hors du commun animée d’une présence dramatique puissante – on a beau chercher, l’on ne parvient pas à imaginer d’autre chanteuse à la hauteur d’une telle incarnation [lire nos chroniques de Kein Licht, Sombras, Der goldene Drache et Die Vorübergehenden]. Conjuguant fragmentations et continuum, etparfois même de très discrets idiomatismes mexicains, comme en fragile réminiscence, l’écriture orchestrale (une quinzaine d’instrumentistes, environ), où s’invite la gelure énigmatique de l’accordéon, paraît diablement contaminée par le désarroi affectif et mental qui fait le sujet de ce bouleversant monodrame dominé par un halo campanaire, enregistrement démultiplié d’une cloche incroyablement régulière marié à l’artifice des cloches-tubes, accelerando.
Carlota s’enfouit toute habillée dans un miasme de salle d’eau. À fleur de peau, trempée, elle émet tout près de nous les dernières vibrations, rehaussée de son propre double vocal, diffusé par les haut-parleurs. Aucune rhétorique du souvenir, dans ce spectacle en coup de poing qui toujours défend fièrement son personnage – bravo !
BB