Chroniques

par bertrand bolognesi

Beatrice Rana et le Quatuor Modigliani
Robert Schumann | Opus 41 n°1 et n°2 – Opus 47

Opéra Grand Avignon
- 12 janvier 2016
à l'Opéra Grand Avignon, deux soirées Schumann par le Quatuor Modigliani (2016)
© dr

À la faveur des bévues d’une agence de presse peu à son affaire, ma première chronique de l’année 2016 – au passage, je vous la souhaite belle – ne portera finalement pas sur la musique du XXIe siècle et la résidence, commencée hier soir, d’un compositeur, mais sur le programme schumanien qu’à l’Opéra Grand Avignon donne le Quatuor Modigliani : un menu décliné en deux soirées et focalisé sur le Grand Cru 1842. Alors qu’il ne s’était pas encore essayé à écrire de la musique de chambre, Robert Schumann signe à trente-deux ans cinq pages dont trois demeurent assez rares en salle. Si le concert de demain est consacré au plus connus Quintette pour piano et cordes en mi bémol majeur Op.44 et Quatuor en la majeur Op.41 n°3, nous entendrons aujourd’hui les deux premiers de ce corpus, suivis de l’opus 47.

Une lueur discrète caractérise l’Andante espressivo ouvrant le Quatuor à cordes en la mineur Op.41 n°1, à la fois élégante et profonde. Aux quartettistes d’ensuite vigoureusement mandriner l’Allegro principal, conjuguant certains traits en une délicatesse inouïe, un rien fiévreuse pour le fugato. Inquiète, la vivacité joueuse du Scherzo rappelle le bel enregistrement Mendelssohn, paru il y a quelques années – nous avions alors salué l’interprétation ô combien habitée de l’opus 80 au Septembre musical de Montreux [lire notre chronique du 10 septembre 2010]. La tendresse de l’Adagio, qui emprunte son thème à la Neuvième de Beethoven, rencontre une respiration ample dont la souveraineté ne parviendra pourtant pas à s’imposer, l’écriture si particulière de Schumann résistant encore à nos archets. Après un piano indiciblement subtil survient le bondissement effaré du Presto, d’une familiarité « féminine », si l’on veut – dans l’acception strindbergienne du terme –, ses échanges vérifiant une clarté presque alarmante. Là, les contrastes propres au compositeur enlèvent le geste. Saluons l’invention dynamique du bref pianissimo, avant la brillante conclusion.

Si le premier quatuor rendait hommage à Mendelssohn, le Quatuor à cordes en fa majeur Op.41 n°2, lui aussi créé, avec les deux autres, à Leipzig pour les vingt-trois ans de Clara Wieck, est dédiée à la jeune pianiste devenue deux ans plus tôt l’épouse du compositeur, par-delà le refus du père de la belle [lire notre critique du CD Myrten]. Le frémissement de l’Allegro vivace s’avère littéralement amoureux. Dans un élan ensoleillé, les Modigliani le chantent généreusement. Une ferveur parfois tourmentée traverse la lecture de ce mouvement, laissantplace à l’adroit tissage des variations de l’Andante, dans un son chaleureux, comme immuable. Certains surplaces surprennent, comme toujours étonne l’intriguant esprit de fantaisie de Schumann. À la quasi-suspension de l’épisode, qui semble ne pas vraiment se conclure, succède la follette virevolte du Scherzo, luge tournoyant d’un virage l’autre dans un paysage psychiatrique enneigé ! Les musiciens aiguisent leurs qualités dans le bref Trio dansant, volte-face au tempo échevelé. La reprise du motif propulse décidément cette page dans le vertige. Aussi l’effervescente gaillarde de l’exécution de l’Allegro molto vivace final, haletant, est-elle saluée par des applaudissements enthousiastes.

Après l’entracte, Philippe Bernhard ne reparaît pas. Loïc Rio tient la partie violonistique du Quatuor pour piano et trio à cordes en mi bémol majeur Op.47 dont le piano revient à la jeune Beatrice Rana – une artiste de vingt-deux ans avantageusement distinguée lors de nombreux concours internationaux, dont le prestigieux Van Cliburn. L’écoute est happée par le bref introït en choral d’accords, distillant son ardeur vers le mouvement lui-même, vaillamment servi. On goûte le toucher savamment romantique de la pianiste, soignant une pâte moelleuse, idéale à ce Schumann du bonheur, caractère déjà fort angoissé, certes, mais point encore si violent que l’exigeront les œuvres plus tardives. Saisissant, le retour du choral introduit ensuite un développement robuste auquel le trio à cordes infléchit une régularité implacable, mâtinée d’un lyrisme roboratif. Farouche, le violoncelle, doublé par le grave du piano, lance un deuxième mouvement fébrile. L’Andante cantabile manie une romance au charme désuet, jamais apaisée, haut portée par François Kieffer au violoncelle. Un spleen larve ce bonheur-là. Dans l’aigu, pourtant inconfortable, l’alto de Laurent Marfaing reprend le chant paradoxalement aérien et tendu – inexplicable Schumann… – qui soudain s‘abandonne, comme en apesanteur. La verve loquace de l’ultime Vivace grandit au fil des entrelacs, la lumière du violon conspirant à « faire sur nous le silence […] dans un inexprimable espoir » (Rainer Maria Rilke, Duineser Elegien, 1922).

Gageons que le Quatuor en la majeur Op.41 n°3 lui aussi retiendra l’oreille à l’Opéra de Toulon, le 19 janvier, aux côtés de Mozart et de Ravel. Avec le Quatuor Modigliani, prolongeons le plaisir à l’écoute du passionnant programme Mitteleuropa récemment paru au disque [lire notre critique du CD].

BB