Recherche
Chroniques
Bartókiades I-2
Quatuor Keller
Outre un couple concerts, cette deuxième journée du week-end consacré par l’Opéra de Dijon à l’univers de Béla Bartók [lire notre chronique de la veille] peut se vivre d’autre manière, puisqu’au foyer de l’Auditorium est proposé un atelier de découverte et de pratique de la langue hongroise. Voilà qui forcément permettra d’approfondir les choses, de se rapprocher plus certainement encore du maître de Rózsadomb : on sait comme la langue est primordiale dans la conception de la musique, dans la formation de l’oreille, liée qu’elle est à ce que l’amoureux des tissus appelait « la lalangue », et plus encore ici où son emploi put, à certain moment de l’histoire, marquer la volonté séparatiste d’avec l’Autriche ; s’agissant d’un compositeur qui fit des kilomètres pour collecter les chants paysans et s’en appropria les procédés avec génie, l’idée se justifie plus encore.
Le début de soirée (18h) accueille le célèbre Quatuor Keller, fondé en 1987 à l’Académie Liszt de Budapest. Il fait entendre deux opus de Bartók qui encadrent le Quatuor à cordes n°1 « Métamorphoses nocturnes » de György Ligeti, une œuvre de la période hongroise du Transylvain (1954) dont la facture est encore proche de ses ainés, qu’il s’agisse de Bartók lui-même ou de Sándor Veress dont il fut l’élève. András Keller, Zsófia Környei, Zoltán Gál et Judit Szabó livrent une interprétation sainement lyrique qui replace judicieusement la pièce dans son contexte en chantant par-delà sa relative intellectualité. Les ostinati se superposent dans un tutti qui en dépasse l’entrelacs complexe, laissant bientôt poindre un trille du deuxième violon, pure merveille de douceur. Chaque trait bénéficie d’une précision inouïe et d’un sens aigu de la nuance.
Auparavant, nous entendons le Quatuor n°4 Sz.91 dans une exécution d’une rare tenue. L’Allegro affirme des qualités rendues naturelles, pour ne pas dire « viscérales », d’écoute mutuelle et de complicité dans la dynamique. Son grand geste s’en trouve articulé comme d’une seule main. D’un ton tendu à l’extrême, il gagne un relief discret. Un subtil travail de couleur se développe dans le Prestissimo à l’urgence ténue, dans une indicible effervescence. Une lumière particulière révèle le troisième mouvement, opposant à un chant d’un moelleux remarquable une danse hargneuse, maligne même. Le sain équilibre des registres se confirme dans les épisodes ultimes, principalement dans l’Allegro molto à la fulgurance rageuse. Pour finir, les quartettistes donnent le Quatuor n°6 Sz.114, écrit par un musicien bouleversé par son histoire privée comme par le cours que prennent les affaires européennes : nous sommes en 1939 (onze ans après l’achèvement de la page précédemment jouée), sa mère s’éteint, tandis que survient le deuxième épisode de la « guerre civile mondiale », comme disait Rezzori. À l’inverse du Quatrième, les Keller signe une version toute de contrastes, de ruptures, de plainte en pleur et de bondissement dansant en fol espoir comme de ricanement fébrile en silence dubitatif. La mélopée du premier mouvement se fait nauséeuse, tandis que la Marcia suivante revêt une ironie douloureuse. Burletta semble vouloir danser jusqu’à l’absurde ses irrévérences tsiganes, ce qu’accentuent les instrumentistes avec un souffle si juste qu’il en semble cruel. Pour finir, le retour du leitmotiv (omniprésent à chaque nouveau début de mouvement) s’éteint dans les pizz’ questionneurs de Judit Szabó sur une pédale des trois autres, comme apeurée, faisant le gros dos dans la nuit à venir. La rare sensibilité de cette interprétation atteint l’écoute comme jamais.
BB