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Chroniques
aussi chantent-elles comme des anges
Geoffroy Jourdain et Les Cris de Paris : Vivaldi, Ohana, Hasse
Titre énigmatique, a priori, que celui qui coiffe le programme proposé par Geoffroy Jourdain et ses Cris de Paris en l'Abbatiale Saint Robert. Le talentueux et versatile chef de chœur, récemment investi dans des projets aussi contrastés que Cachafaz de Strasnoy [lire notre chronique du 13 décembre 2010] ou Le Paradis Perdu de Dubois, s'en ouvre dans la plaquette programmatique. L’expression « aussi chantent-elles comme des anges » appartient à l'écrivain Charles de Brosses (1709-1777) au sujet des Hospices (Ospedali) de Venise : destinées à prodiguer aux filles nécessiteuses une solide pratique musicale, ces institutions sont devenues particulièrement illustres par l'une d'entre elles, l'Ospedale della Pietà, qui vit naître maints chefs d'œuvres de Vivaldi... pourtant portés à la notoriété par des ensembles mixtes.
La démarche de Jourdain consiste à faire chanter ce genre de partition par un effectif exclusivement féminin, conformément aux conditions de création, également à postuler que les manuscrits comportant d'explicites parties de ténors et basses ne visaient qu'à assurer la circulation et la postérité des partitions, en-dehors des lieux pour lesquels elles furent écrites. Rien ne l'établit, mais puisqu'il s'agit d'un postulat, louons-en la vraisemblance et, plus encore, l'efficacité. Pour la première fois en effet – hors Juditha Triumphans bien sûr, essentiellement dévolu aux voix solistes –, il nous est ainsi donné d'entendre in vivo du Vivaldi sacré dans sa structuration chorale d'origine. Voilà ce qui s'appelle pousser dans ses derniers retranchements le souci de l'« historiquement informé ».
Pierre de touche de la musique religieuse du Prêtre roux, le Gloria en ré majeur RV589, précédé d'un intéressant Kyrie en sol mineur RV587 de forme archaïsante (une rareté, quoiqu'enregistrée dès 1974 par Corboz), nous est offert d'emblée avec une fraîcheur bienvenue, compte tenu du standard de tube – incluant ce que cela peut comporter de légère saturation – qui s'y attache désormais. Cela tient au tempo initial, suffisamment nerveux, mais aussi assez contenu pour ne pas verser dans la tambourinade de circonstance. Dès un Et in terra pax aux accents de Messe en si, cela provient encore, de la plasticité des choristes : rarement écoute de l’œuvre aura plongé dans un tel mélange d'ésotérisme et de naturel. En outre, au delà de l'aggiornamento qu'impose l'étagement entre les seules voix féminines, l'oreille est subjuguée par le travail effectué sur les simples paroles latines : tant certaines lectures saxonnes, ou simplement roides, nous avaient détournés ici de la doxologie la plus limpide. Quelles nobles et justes oraisons des solistes de surcroît, particulièrement au cours d'un Qui sedes tout de lumière !
L'autre pièce sacrée baroque, un Miserere en ut mineur du Napolitain d'adoption Johann Adolf Hasse (1699-1783), pour être moins convenue, ne nous a pas captivés de pareille manière. Pourtant, ainsi que s'en explique Jourdain, disposer de la partition originale d'un Ospedale – pour voix de femmes, donc – amenait aisément à l'inscrire à telle initiative philologique. Ses riches combinatoires entre les diverses parties, entrecoupées comme il se doit d'interventions en solo, le légitiment de même, tant elles permettent aux chanteuses des Cris de Paris de faire étalage de leur science. Las ! L'art est bien autre chose qu'un solide métier, et si celui de l'auteur de Cleofide lui valut en son temps l'admiration de l'Europe, il n'en subsiste plus guère, à notre sens, qu'un habile canevas de faiseur – le présent Miserere radotant à l'envi des aphorismes sinistres, fort loin d'une affliction propre à élever l'âme.
Deux compléments de concert laissent, dans une optique différente (car à chaque fois l'invention, au moins, y prévaut), dubitatifs. En fait, ce sont des pages sélectionnées avec une certaine habileté pour permettre à chaque phalange (vocale et instrumentale) de faire étalage de ses dons, indépendamment l'une de l'autre. Quelle est cependant la place chronologique de ces brefs Quatre chants d'enfants de Maurice Ohana (1914-1992) dans ce qui est un hommage aux Ospedali baroques ? Si leur belle facture ne peut souffrir de contestation, on se lasse assez vite des onomatopées requises par trois d'entre eux. Afin de valoriser l'orchestre, choisir au sein d'un parcours aussi sacré le vivaldien Concerto pour violon RV208 « Grand Mogol » paraît de même contestable, cette fois par l'esprit. La virtuosité sans faille, et justement applaudie, de l'élégant Yuki Koike ne peut gommer une forme d'exaspération à l'écoute de ces cadences aussi démesurées qu'inexpressives ; surtout, crûment profanes.
Le sentiment global, à l'issue de cette savante plongée dans un univers choral, sinon angélique en tout cas strictement féminin, aurait pu s'en trouver mitigé. Si la juxtaposition hétéroclite précitée a en effet de quoi rendre perplexe, il est, à rebours, impossible de ne pas admirer l'accomplissement technique, et la parfaite pertinence du travail historique des Cris de Paris et de leur chef. C'est évidemment cet aspect que nous voudrons retenir.
JD