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Chroniques
Aurora de Péter Eötvös par Rick Stotijn
Mao Fujita, Mahler Chamber Orchestra, Elim Chan
Tandis qu’en la Cité de la musique, juste en face, l’Ensemble intercontemporain donne trois pièces de Rebecca Saunders, la grande salle de la Philharmonie de Paris accueille la première française d’un opus de Péter Eötvös [photo], confiée aux bons soins du Mahler Chamber Orchestra. Comment trancher ? Les deux concerts ont lieu en même temps… Parce que l’expérience a montré qu’après la disparition d’un musicien on peut entendre son œuvre durant plusieurs dizaines de mois avant la survenue d’une éclipse certaine à laquelle un anniversaire viendra remédier dans un avenir hypothétique, nous avons choisi, par-delà le goût certain que nous avons pour la musique de la compositrice britannique [lire nos chroniques de Triptychon, Still, Fletch, Fury II, Yes, Blue, Unbreathed, crimson, Stirrings Still et Wound], d’être ici plutôt que là.
« J’ai découvert avec étonnement que la contrebasse pouvait aussi s’envoler vers les aigus, avec un son aussi puissant et coloré qu’une aurore boréale », affirme Eötvös dans le préambule de la partition d’Aurora (2019), une page conjointement commandée par le Festival international de Tongyeong, sur la côté coréenne, l’Orchestre de Chambre de Lausanne, le Scottish Chamber Orchestra et la Karajan-Akademie der Berliner Philharmoniker qui lui donnait le jour in loco le 8 décembre 2019, sous la direction du compositeur, avec Matthew McDonald en soliste. En effet, il y a un soliste, une partie de contrebasse solo se joignant à un premier pupitre violonistique de six, un second de quinze, quatre altos, trois violoncelles et deux contrebasses – chacune est accordée différemment de l’autre, et la soliste l’est encore autrement. Ce concerto pour contrebasse et cordes a été imaginé afin de transmettre les impressions vécues par le musicien hongrois, et un « sentiment de n’être qu’un simple élément du cosmos » (même source), lors d’un vol en 1971 où, dans le ciel d’Alaska survint une aurore boréale admirée par le hublot – « je n’avais jamais rien vu d’une telle puissance, d’un tel flamboiement de couleurs en mouvement […], presque menaçant et véritablement monumental ».
Articulé en trois séquences (cinq minutes, puis sept et enfin huit), la première transmet une inquiétude omniprésente. Le contrebassiste néerlandais Rick Stotijn ouvre en solo et par de puissants pizzicati cette dense célébration du phénomène, trouvant bientôt écho dans les deux contrebasses, placées à l’arrière de l’orchestre et aux touches extrêmes du terrain. Elles poursuivent en pizz’ tandis qu’il développe con arco, concoctant une sorte de vibration de l’image rythmique, pour ainsi dire en empruntant l’expression aux graphistes, mais encore le témoin du plaisir pris par Eötvös à écouter du jazz, présent dans plusieurs de ses pages. Aux cordes d’alors faire une discrète entrée, tel un saupoudrage presque timide, savamment dosé par la cheffe Elim Chan. L’aigu de la contrebasse s’avère redoutablement sollicité. Des passages d’un lyrisme pleinement assumé dispute la partie à d’autres parfaitement râpeux, délicatement prolongés dans des flûtés d’harmoniques et l’aura d’orgue à bouche de l’accordéon qui vient subtilement oxyder le tutti. Tonique et vibratile, la section médiane d’Aurora s’appuie sur une effervescence notoire qui s’échappe vers une écriture proprement mélodique. Et si l’archet de Rick Stotijn chante bravement, l’auteur a génialement inventé une wah-wah de cordes, confiée à l’accordéon de Valentin Butt, procédé d’un raffinement notoire. Dans la quasi-cadenza du soliste l’on entend les chuintements français de Correspondance – quatuor à cordes de 1992 où Eötvös, inspiré par les lettres échangées entre Mozart et son père lors du premier séjour parisien du plus jeune, traduit non sans quelque parodie les caractères de la langue germaine et de la nôtre, alors – et l’intranquille sifflotement qui hante Trois sœurs (1998). La troisième partie est, dès l’attaque, un vaste scintillement, d’une énergie assez spectaculaire, mariant en une tension douce un groove fascinant et l’énigme d’une méditation qui le suspend à peine. Une couleur presque ethnique surgit du plat des mains frappant la caisse de l’instrument soliste, amorçant ensuite une péroraison en hommage avorté au répertoire concertant – rien qu’à peine, comme un sourire. Après sa création italienne avant-hier à Ferrare, et avant que de s’offrir aux mélomanes écossais qui le découvrirons en mars prochain (sous la battue de Mark Wigglesworth, cette fois), Aurora enthousiasme l’auditoire parisien.
La suite du programme le propulse vers le 22 décembre 1808, au Theater an der Wien où avait été créé, trois ans plus tôt, l’unique opéra de Ludwig van Beethoven, Fidelio. On a du mal à se représenter ce que put être cette soirée d’hiver où l’on fit naître la Fantaisie chorale en ut mineur Op.80, précédée de la Symphonie en fa majeur Op.68 n°6 dite « Pastorale » et de la Symphonie en ut mineur Op.67 n°5, elles-mêmes précédées du Concerto en sol majeur Op.58 n°4, soit près de deux heures et quart de musique dirigées par Beethoven lui-même qui joua aussi les parties de piano – autre temps, autres mœurs. Le présent menu s’attelle non sans vertus à deux de ces monuments classiques. À quelques jours de son vingt-sixième anniversaire, le pianiste japonais Mao Fujita sert remarquablement le concerto dont il ouvre les mesures liminaires à l’Allegro moderato dans un recueillement d’une tendre gravité – déjà, l’on est irrésistiblement happé. Le luxe des timbres et le relief de l’orchestre sont presque gênants, voire indécents, après ce départ d’une intériorité toute schubertienne. Par la suite, nulle attaque sottement musclée du piano : le rendu demeure de divines pattes de velours, le jeune homme déployant peu à peu un cantabile au naturel confondant, toujours d’une exquise douceur, sans déroger à une articulation tonique. Une clarté paradoxale caractérise alors la cadenza. Sensiblement à l’écoute, Elim Chan cisèle dès lors les pupitres jusqu’à sertir leur superbe dans une cohérence recouvrée. Le plaisir sera grand à entendre le basson suave d’Andrea Cellacchi et le flûte de Chiara Tonelli. Plus grande encore se révèle l’intériorité de l’abord pianistique dans l’Andante con moto, engendrant une fertile âpreté de contraste avec l’aspect péremptoire des cordes – le souffle solistique semble alors sourdre comme d’une absolue solitude. Après une entrée dolcissimo, le typique patatras beethovénien éclate dans un Rondo vivace toutefois fort musicalement infléchi par tous, musiciens, cheffe et soliste. Au trait final de surgir en un frémissement indicible et dans une clarté que l’on n’aurait point crue pensable sous si prudente griffe.
Après l’entracte, rendez-vous avec la Cinquième. Encore faut-il dire la mixité de l’orchestre où des instruments de facture ancienne (flûtes, trompettes) conjuguent leurs efforts aux modernes (cors, trombones) : sans inviter une lecture baroqueuse, c’est une approche débarrassée de tout gras qui retentit ici, générant un Allegro con brio à la vivacité bénie dont les timbres sont néanmoins admirablement ciselés, et qui n’arbore aucune sécheresse. Miriam Pastor Burgos y déploie l’idéale expressivité, d’un hautbois joliment coloré. La cheffe hongkongaise profite du profond moelleux des altos et des violoncelles, en ouverture de l’Andante con moto dont on apprécie la roborative fluidité qui jamais ne force le trait. Elle surprend l’écoute par la qualité feutrée qu’elle insuffle au premier motif du Scherzo où brilleront particulièrement les cornistes José Vicente Castelló et Geneviève Clifford, mais encore les trompettistes Christopher Dicken et Florian Kirner. Au Finale de s’enchaîner, leste et triomphant, puis de bondir dans l’excellence des violoncelles et la saveur du piccolo que sert Daniel Werner. Le public est aux anges.
BB