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Chroniques
Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
Directeur de la Komische Oper de Berlin depuis la saison 2012-2013, le metteur en scène Barrie Kosky ne paraît pas disposer ici des mêmes moyens que lorsqu’il travaille pour d’autres théâtres, on pense en particulier à ses somptueux Coq d’or et Falstaff, donnés à l’Opéra national de Lyon et au Festival d’Aix-en-Provence [lire nos chroniques du 31 mai et du 1er juillet 2021]. Pour la pièce que Kurt Weill a conçu avec Bertolt Brecht, le rideau se lève sur un plateau noir, complètement nu, fermé par deux parois qui partent en pointe vers l’arrière. Cette délimitation de l’espace met à l’étroit le petit peuple qui va fonder la ville de Mahagonny. Les seuls éléments de décor sont trois fontaines à eau qu’on amène sur roulettes, mais dont les bombonnes sont remplies de whisky, de rhum et de gin, ainsi qu’un piano dont la musique est littéralement vomie par certains dans un seau en avant-scène.
Après l’entracte, les rideaux tirés découvrent deux glaces qui réfléchissent et démultiplient les personnages, en un secteur angulaire qui ne va cependant pas au delà de l’ouverture de scène. Le plateau tournant met du mouvement et de la vie dans cette cité où, à condition de posséder de l’argent, tout est permis. L’outrance de l’ouvrage est bien rendue, avec Jack qui arrache et avale goulument les intestins d’un bélier, jusqu’à en mourir, les clients qui défilent au sous-sol chez la prostituée Jenny, pour en revenir visiblement satisfaits, pantalons baissés. La conclusion est particulièrement cruelle et cynique, le Procureur fouettant d’abord Jim Mahoney endetté, à court de monnaie, avant de lui arracher les yeux. Au troisième acte, chacun et chacune se relaient pour planter le couteau dans le corps de Jim qui finit par baigner dans son sang. Peut-être une maigre lueur d’espoir tout de même : Jenny refuse de participer à la boucherie.
Rôle le plus sollicité, Mahoney est défendu par Allan Clayton, ténor qui chante régulièrement sur les plus grandes scènes – il était, par exemple, le Peter Grimes du Teatro Real de Madrid au printemps dernier [lire nos chroniques de Béatrice et Bénédict, The rape of Lucretia, Hamlet et La damnation de Faust]. La voix projette avec force et les textes, sonorisés, sont déroulés avec clarté. Avec les yeux crevés et un bandeau sanguinolent autour de la tête, le grand air en début de troisième acte a des allures d’air de la meule de Samson et Dalila, aussi bien pour la situation que pour la densité vocale. Nadja Mchantaf compose une Jenny sensuelle et bien chantante. Lyrique, le timbre, parfois un peu trainant, va bien avec la séduction qu’opère la jeune femme. En veuve Begbick, le mezzo-soprano Nadine Weissmann fait entendre un instrument de caractère [lire nos chroniques de Das Rheingold, Siegfried, Götterdämmerung, Die tote Stadt, Mathis der Maler et Medea], aux côtés des deux autres fondateurs de la ville, la basse Jens Larsen (Moses) et le ténor Ivan Turšić (Fatty) [sur le premier, lire nos chroniques de L’ange de feu, Der Vampyr, La foire de Sorotchintsy, Wozzeck et The Bassarids].. Les trois autres bûcherons, en provenance d’Alaska en compagnie de Jim, ne dérogent pas à la très bonne tenue du plateau : Philipp Kapeller (Jack), Tom Erik Lie (Bill) et Tijl Faveyts (Joe), sans oublier Adrian Kramer (Toby).
Le Chœur et l’Orchestre de la Komische Oper nous apparaissent également excellemment préparés, sous la direction musicale d’Ainārs Rubiķis. Les instruments seuls ou bien les tutti, par exemple quand le volume va crescendo alors que l’ouragan approche, font un sans faute. Au bilan final, l’œuvre de Weill et Brecht, toujours aussi provocante, impacte fortement le spectateur, ceci surtout au cours des deux derniers actes.
IF