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Chroniques
Arnold Schönberg et Kurt Weill : le cabaret de la Grange
Raquel Camarinha, Raphaël Sévère, Matteo Cesari
Notre visite à la cinquante-neuvième édition du Festival de la Grange de Meslay se poursuit avec un rendez-vous d’après-midi, à la faveur d’un temps bleu qui encourage les grenouilles de l’étang à pousser la chansonnette – mais si le bel édifice du XIIIe siècle se mire dans le ciel de l’eau, le cocasse coassement ne s’invite pas sous la charpente où pourtant ces joyeux amphibiens pourraient, autour d’une fricassée d’insectes volants, fréquenter les chiroptères en commensaux. Il est 16h, et sur la scène boisée s’installent la violoniste Hélène Maréchaux, le violoncelliste Louis Rodde et la pianiste Paloma Kouider qui, depuis 2009, constituent le Trio Karénine (référence à l’héroïne du célèbre roman-fleuve de Tolstoï). L’effectif est aujourd’hui complété par le clarinettiste Raphaël Sévère et le flûtiste Matteo Cesari. Sous la direction d’Yoan Héreau, jeune chef de chant et pianiste, ils s’exprimeront aux côtés de Raquel Camarinha, soprano que nos colonnes ont souvent salué à l’occasion de ses apparitions dans des répertoires fort divers [lire nos chroniques des 18 et 19 juillet 2012, du 17 juillet 2014, du 23 novembre 2017, du 7 avril 2018, du 25 juillet 2019 et du 26 février 2022].
Comédienne de cabaret et, à ce titre, quelque peu chanteuse bien qu’hors des canons du chant lyrique, Albertine Zehme, intéressée par le Pierrot lunaire (1884) du poète belge Albert Giraud paru à Berlin en 1893 dans la traduction d’Otto Erich Hartleben, demande dès 1904 à Otto Vrieslander de lui écrire un cycle de chansons à partir de ce recueil. Finalement, elle en fait commande à Arnold Schönberg en 1911, de sorte que Pierrot lunaire, tel que nous le connaissons, verra le jour à l’automne suivant. Loin de dédaigner ce genre populaire, le compositeur autrichien s’y était même frotté au tout début du siècle en mettant en musique des poèmes de Falke, Schikaneder, Wedekind et quelques autres pour le cabaret de l’Alexanderstraße fondé par l’écrivain Ernst von Wolzogen : ainsi naquirent ses huit Brettl-Lieder, en 1901, qui auraient pu figurer en bonne place dans le présent programme.
Page majeure de la modernité, dont effectif et forme féconderaient bientôt l’imaginaire d’autres musiciens, Pierrot lunaire fut également un jalon dans le parcours de Schönberg. Trois groupes de sept chants forment un cycle de vingt-et-un numéros (le cahier de Giraud en comptait cinquante). Dans le premier s’impose la précision impressionnante de Raquel Camarinha, toujours très exactement dans l’intonation, lorsqu’une note s’élève, voire s’échappe du Sprechgesang général. Une maîtrise technique indéniable de son organe est à l’œuvre, jouant de nuances choisies et principalement sur l’impact vocal plutôt que sur une relative laideur expressive – ici, nuls acidité ou grincement. De même apprécie-t-on le sage équilibre réalisé par le quintette instrumental. Dans le chapitre médian, la tension domine, entretenant un climat postromantique tout en révélant la radicalité de la proposition musicale. Par moments presque ornementale, la vocalité se prête idéalement à cette option. L’excellence des musiciens ne fait pas l’ombre d’un doute dans la dernière partie, ainsi que la simplicité salutaire d’un abord vocal qu’on pourrait presque croire naturel.
Deux ans plus tard, la guerre – qu’on continue de qualifier de Grande, comme si telle abomination pouvait l’être – transformait l’Europe en vaste charnier. Quatre années d’horreurs remanient l’échiquier des États et bouleverse la vie politique à l’intérieur de chacun d’eux. Passé l’épisode spartakiste, le public allemand découvre le théâtre d’un certain Bertolt Brecht qui vient d’achever Trommeln in der Nacht (Tambours dans la nuit, 1919). Une verve anarchiste fait le ferment de la jeune littérature allemande d’alors, comme en témoigne encore Im Dickicht der Städte (Dans la jungle des villes, 1921). Après leur rencontre au cœur des années vingt, le dramaturge Brecht et le compositeur Kurt Weill, son cadet de vingt-cinq mois, conçoivent une œuvre à quatre mains : Die Dreigroschenoper (L’Opéra de quat’sous, 1928) [lire nos chroniques du 25 novembre 2018, des 27 janvier et et 2 février 2012, du 14 juin 2009, des 14 et 21 décembre 2003], d’après The Beggar’s Opera (L’opéra des gueux) de Johann Christoph Pepusch [lire notre chronique du 20 décembre 2018], est, en 1928, le premier pas d’une collaboration passionnante, quoique houleuse et brève. Dans des arrangements écrits par Yoan Héreau, nous en entendons la fameuse ritournelle, irrésistible rengaine de la Complainte, servie par une luxueuse onctuosité lyrique par un violoncelle d’une généreuse suavité. Parfaitement détendu, le quintette livre une approche volontiers colorée, voire amusée, de Seeräuber-Jenny, la chanson du pirate à laquelle le soprano se prête avec un sérieux loyal, comme le rôle. Après une valse généreuse, ohne Worte, la chanson de Polly élit d’abord le piano comme unique partenaire de la voix, puis les autres timbres gagnent le refrain de cette ballade à la fois urgente et sensuelle.
À la fin de l’été 1929, Happy End, comédie musicale qui réunit Bertolt Brecht, sa compagne Elisabeth Hauptmann et Kurt Weill, est créée à Berlin. Au cœur du troisième acte retentit la chanson Surabaya Johnny à la dérisoire tristesse, dans laquelle Raquel Camarinha ose avec bonheur une gouaille qu’elle n’avait point encore effleurée jusque-là. Lors du séjour en France (1933-1935) qui précède l’exil nord-américain, définitif, Weill compose Trois chansons, deux sur des poèmes de Maurice Magre (Complainte de la Seine et Je ne t’aime pas), l’un sur des paroles de l’acteur Roger Fernay. C’est cette dernière, Youkali, tango désabusé, qui conclut le concert.
Vraiment ?... « É meu e vosso este fado… ». Commencé a capella d’une voix nettement plus grave à l’impédance soudain métamorphosée, Gente da minha terra bouleverse d’emblée. Les musiciens entrent bientôt dans ce saisissant fado d’Amália Rodrigues, gracieux encore infiniment sensible.
BB