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Chroniques
Ariodante
dramma per musica de Georg Friedrich Händel (version de concert)
Le remplissage moyen des salles parisiennes à l'occasion de récentes soirées baroques avait avivé nos inquiétudes quant au devenir de ce répertoire. Soulagement, par conséquent, d'admirer un théâtre entièrement garni pour cette version de concert d'Ariodante, promotion d'un enregistrement Virgin Classics tout frais, à l'identique équipe orchestrale et vocale (au ténor près). Le cast, il est vrai, a de quoi faire saliver, ne serait-ce que par ses deux vedettes québécoises – Karina Gauvin et Marie-Nicole Lemieux – et Joyce DiDonato, dont la vis haendeliana étayée au fil des ans par maints succès – Hercules à Paris, la tournée Furore, Alcina au disque, Ariodante à Genève [lire notre chronique du 11 novembre 2007] – est de nature à aiguiser tous les appétits.
Ariodante représenta, en 1735, un énième sursaut de la carrière londonienne de son auteur, sur la scène neuve de Covent Garden. Dans le rôle-titre : l'un des rares castrats à avoir laissé un nom, Carestini. Venue de l'Arioste, l'histoire chevaleresque, toute de machination et de détresse amoureuse, en est simple – simpliste, objecteraient les tenants d'un théâtre exigeant, assurément cadrée à l'équerre d'affects éprouvés, quoique peu nombreux. L'Europe des Nations est passée par là, en particulier la France (ballet et chœurs), tandis que s'y relèvent quatre duetti, ce qui est considérable pour un opera seria – charpente variée s'enrichissant d'ariosi, accompagnati et sinfonie. Sa musique, d'inspiration exceptionnelle, s'est dotée d'une aura légendaire au tournant du siècle dernier, à la faveur de versions de concert confiées à Marc Minkowski, et sauvegardées par Archiv Produktion.
Pour grandiose qu'elle soit, cette lecture a été servie par une discographie étique (pas forcément pâle) qui faisait alors de ce chef-d'œuvre une rareté. Ce n'est plus le cas, et par contrecoup chaque nouvelle tentative encourt une sorte de handicap du mythe. Il est certain que la façon dont Alan Curtis ronronne plus qu'il n'attaque l'Ouverture accroît ce péril : le musicologue, vétéran et respecté, ne s'est jamais forgé une réputation de démiurge de la baguette. Son présent office s'apparente davantage à un soutien discret qu'à une direction. Irritant, sans aucun doute : atonie dans le Mi palpita il core de Ginevra, chœur Si godete de patronage, etc. ; réfractaire, également, aux contrastes baroques – et guère racheté par des cordes peu moelleuses ou des cors très... naturels (redoutable Voli colla sua tromba du Roi). Est-ce rédhibitoire ? Convenable à défaut d'être visionnaire pour la plupart des arie, cet ondoiement plutôt gracieux non seulement n'entrave pas les ailes du chant mais parvient encore à les iriser. Du moins pour les plus chatoyantes d'entre elles.
Le ténor Nicholas Phan (Lurcanio, au disque Topi Lehtipuu) a un restant de chemin à parcourir pour en être. Si son timbre clair et sa bonne technique ne sont pas en cause, en revanche les appuis pincés sur les « Ma perché ? » de son initial Del mio sol auraient plus leur place dans Lucia di Lammermoor que dans Ariodante. D'une belle vaillance (Il tuo sangue), il ne conquiert en fait la grâce qu'à la fin (c'est un peu mince), en duo avec sa belle Dalinda. Cette dernière est incarnée par Sabina Puértolas, que nous retrouvons avec plaisir après une composition remarquée, voici peu en ces murs, dans le Farnace de Vivaldi [lire notre chronique du 28 avril 2011]. Son piquant, son émission serrée conviennent à cette seconda donna, à condition toutefois de tenir celle-ci pour une anticipation univoque de Despina ; étrangement, l'Espagnole paraît plus bridée par la gentillesse de Curtis (Se tanto piace al cor) que par la main de fer de Molardi. Dans les magnifiques habits du Roi, Matthew Brook s'approche de l'idéal à mesure que l'action progresse. Basse plus hiératique que chantante, il déploie tendrement son Invida sorte avara, avant de se surpasser en un Al sen ti stringo au dénuement de Roi Lear, le refus complet d'effet accentuant son désarroi.
L'évitement des effets n'est pas toujours le point fort de Marie-Nicole Lemieux (Polinesso). Révéré à juste titre en ce lieu qui l'a vu naître et embellir, le contralto arbore une carte de visite de contralto baroque très relevée – Orlando furioso tout dernièrement [lire notre chronique du 18 mars 2011] . Est-ce la permissivité du chef qui l'amène au milieu du drame à asséner – le mot n'est pas trop fort – un Se l'inganno au delà de la caricature ? Le bad boy solitaire est assez inquiétant pour qu'il ne soit pas utile de le noircir en convoquant dandinements ou simagrées, en sus d'outrances purement vocales. Ce déséquilibre est d'autant plus fâcheux que les autres pages qui lui incombent, à la technique impeccable, caractérisées avec ce qu'il faut de trouble vilenie dans le métal, portent la signature de la cantatrice que nous aimons. Nous aimons aussi beaucoup Karina Gauvin, Ginevra à qui il est difficile de résister, une fois surmontés les aigus réticents d'un organe sollicité à froid (Orrida agli occhi miei, voire Volate, amori). Passive par nécessité, mais non pas compassée, elle offre un Crudel martoro sur le fil du rasoir, au juste phrasé de souveraine ; avant un dénouement intense, phosphorescent, d'une noblesse infinie (Io ti bacio).
Aimée d'une telle princesse, Joyce DiDonato [photo] se voit placée sous la lourde armure d'Ariodante devant une obligation de résultat. Le tact du bref Qui d'amor liminaire esquisse-t-il un improbable hybride entre Baker et Von Otter, les comparaisons s'arrêtent là. Installée dans le club fermé des triomphatrices de Con l'ali di costanza, l'Américaine se joue de cette enivrante virtuosité en s'y payant le luxe de deux splendides cadences. C'est le début d'un festival : le timbre capiteux, la coloratura sans faille, les ornements rares mais ciselés gagnent en outre dans l'abattage viril que le rôle réclame mais n'obtient pas toujours – artefact pourtant capital, tant dans les spasmes de désespoir que les bonds d'allégresse. Ce n'est pas tout : en belcantiste authentique, DiDonato privilégie l'expression, modelant, incurvant, tordant au besoin sa voix au cours de sections centrales déchirantes (Scherza, infida et surtout Tu, preparati a morire). Quant aux hallucinations à retourner les sangs de Cieca notte, inouïes, elles en rendraient presque déplacée la corne d'abondance jubilatoire du Dopo notte conclusif.
Ceux qui ont, enfin, le temps de regarder le devinent : même silencieuse et assise, couvant les musiciens d'un sourire à l'ineffable bienveillance, c'est Joyce DiDonato qui dirige ici. Autre légende.
JD