Recherche
Chroniques
Anton Bruckner | Symphonie en ut mineur n°8
Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon, Stefan Anton Reck
Vous en souvenez-vous ? Il y a cinq ans, nous vous parlions d’un excellent chef, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg pour deux soirées : Stefan Anton Reck ravissait l’écoute dans Dem Andenken eines Engels, le concerto de Berg, et la Sixième de Mahler [lire notre chronique du 28 avril 2005], en effet, de même qu’en son fort bel enregistrement de la Daphne de Strauss [lire nos critiques du CD et du DVD de cette représentation vénitienne]. Dans une œuvre où il se révèle parfaitement à son aise, le voici à la barre de l’Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon : la vaste Symphonie en ut mineur n°8 d’Anton Bruckner, qu’il a choisie de donner dans la version Nowak de 1890, considérée comme la plus complète – ce n’est pourtant pas ce que put en dire Pierre Boulez en lui préférant la version Haas pour le concert du centenaire Bruckner qu’il dirigeait à Saint-Florian en septembre 1996.
C’est, une fois encore, par son art incontestable des attaques venues de loin que Stefan Anton Reck marque l’interprétation d’aujourd’hui. Aussi, dès les premiers pas de l’Allegro initial, construit-il une masse instrumentale épaisse, mais non pâteuse, sur un relief d’une infinie profondeur traversé d’une dynamique qu’il choisit toujours avec le plus grand soin. De même le dessin rigoureux des bois et l’onctuosité du thème des violons s’y affirment-ils mesurés, dans un lyrisme sagement dramatique, jamais outré. Rare clarté de lecture, puissance d’inspiration et grand souffle sont réunis dans une interprétation au geste vigoureux qui entre très avant dans la pensée musicale. Que les wagnérismes sonnent comme tels n’est pas une surprise, certes, mais qu’on y entende l’éclat d’un Strauss (sans la rutilance parfois de mise) est plus inattendu. Loin de lorgner vers Brahms, cette exécution va son chemin sans emphase, ciselant une expressivité précisément contrastée. Seule la maladresse de certaines attaques des cors, fiables dans le mf mais jamais dans les nuances plus douces, vient circonscrire l’enthousiasme.
Voilà un Scherzo qui ne s’en tient pas qu’au seul frémissement : encore Stefan Anton Reck lui infléchit-il un grand suspens, ciselant toujours incroyablement la nuance, remarquablement tendue. Un souple mystère magnifie le Trio central, d’une élégance rare, jamais chichiteuse, cependant. L'obstination du final affirme cette modernité insoupçonnée qu’un Hugo Wolf toujours défendit ardemment, et que trop de versions passent à la trappe. De fait, de nombreux aspects de l’œuvre souvent laissés pour compte se trouvent salutairement révélés par cette baguette. Dans une indicible intimité, le chef semble inviter l’Adagio plutôt que de le générer, un adagio qu’il fait sonner comme précurseur de ceux de Mahler (en plus digne, s’entend, la facture du cadet paraissant aisément débraillée par comparaison). Chaque détail trouve sa place dans une vue d’ensemble parfaitement architecturée. Profitant de la richesse des tutti qui demeure intégralement perceptible, contrastant avec la minutie des traits chambristes, idéalement nourris, Reck porte haut sans l’infatuer l’inspiration d’un épisode.
L’ultime chasser-croiser entre épique et intime – Feierlich, nicht schnell – conclut d’une verve grave cette exécution de très grande tenue, éloignant drastiquement cette pestilentielle grandiloquence dont eut trop à souffrir la musique de Bruckner. Ce soir, la démarche se situe à l’exact opposé, comme vous l’aurez compris, laissant parler l’œuvre en toute sa pureté (si l’on ose le mot) d’expression. Bref : un très grand moment.
BB