Chroniques

par françois cavaillès

Antonín Dvořák | Stabat Mater Op.58
Hélène Carpentier, Agata Schmidt, Léo Vermot-Desroches et Rafał Pawnuk

Chœur et Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges, Leonhard Garms
Opéra de Limoges
- 18 février 2024

En 1877, jeune marié filant vers la quarantaine, Antonín Dvořák (1841-1904) fait plutôt figure d’accidenté de la vie lorsqu’il compose son Stabat Mater Op.58. En effet, c’est accablé par la mort de trois de ses enfants qu’il signe, en s’appuyant sur le poignant poème liturgique du moine franciscain ombrien Jacopone de Todi (1230-1306), cette fresque chorale puissante et émouvante, océan musical baignant l’Opéra de Limoges au mitan de la saison.

Le temps houleux transparaît en beauté dès le premier tableau et son thème lancinant. Expression de la souffrance, de la solitude, mais aussi d’une avancée certaine à travers sa sensible progression harmonique, avec une lenteur majestueuse, mais rien ne semble arrêter le prolifique Dvořák, défendu avec une belle unité par l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle Aquitaine et le chef autrichien Leonhard Garms. Comblé de malheur, le compositeur bohémien laisse passer un trop mauvais moment, comme s’étire une phrase grave avant la magnifique entrée du Chœur de l’Opéra de Limoges, préparé par Arlinda Roux-Majollari. L’usage de la mixité des voix a rarement semblé aussi intéressant. Sobre, le chant est déroulé avec passion, se fond puis se crispe étrangement dans une apogée traversée d’éclairs. De retombée romantique en montée épique, la musique traduit l’esprit agité. Elle est sertie d’un quatuor vocal de jeunes solistes, ouvert par le doux ténor Léo Vermot-Desroches [lire nos chroniques de L’Incoronazione di Poppea, Ariadne auf Naxos, L’amour des trois oranges et Adriana Lecouvreur], suivi du soprano Hélène Carpentier, juste et ému, puis de la basse charnue de Rafał Pawnuk, enfin de l’excellent alto Agata Schmidt. Entre commisération et allégresse, avec le soutien choral commentant à l’antique, puis volcanique, c’est dans un grand geste lyrique que se renferme le premier épisode, Stabat mater dolorosa.

Le suivant, Qui est homo, au ton chaleureux et calme, bénéficie des expressions mystiques dans le chant rempli d’humanité d’Agata Schmidt, ainsi que de la maîtrise de Rafał Pawnuk au sein d’une conversation musicale s’élargissant dans un lyrisme complexe, signe de la liberté du musicien. Les élans des solistes renforcent le caractère sacré du texte latin, solennel et tourmenté jusqu’au tragique. Le merveilleux Eja mater bénéficie du superbe clair-obscur d’un exercice choral à la générosité particulière. Par le biais de la magie singulière de cette musique, de ce chant finalement salvateur, notamment dans l’adresse à la Mater, fons amoris (Mère, source d’amour), le cœur battant de Dvořák trouve sa meilleure expression.

Puis Fac, ut ardeat (largo) ravit par l’impressionnante pureté de timbre de la basse Rafal Pawnuk, poétique et aussi bien taillée pour l’opéra que le chœur se montre d’une idéale intensité élégiaque, au fil d’un échange brillamment orchestré. Mais aussitôt lancé comme une danse, Tui nati vulnera, avec un tel bonheur céleste dans le chœur, nous voilà dans l’inattendu, proche de la rêverie, emportés par la maestria du compositeur et ses fabuleuses vagues jusqu’à la géniale ponctuation du basson, un éclatant tutti, un très expressif Allegro et d’ultimes débordements symphoniques entrecoupés par un bref choral. Le Fac me vere consécutif, autour d’un air éloquent du ténor, partage cette structure bigarrée, en amorce du sublime Virgo virginum et de ses pianissimi, frémissement superbe juste avant un discours choral beaucoup plus ferme. Tous les interprètes relèvent le défi, s’assurant par avance l’ovation finale. Hélène Carpentier [lire notre chronique de Die Schöpfung] et Léo Vermot-Desroches brillent encore dansFac, ut portem, duo tendre et spirituel, Agata Schmidt dans l’air Inflammatus et enfin le Chœur de l’Opéra de Limoges dans le Finale en apothéose. Jusqu’aux derniers mots, « ... Paradisi gloria. Amen », Dvořák est parvenu, à traverser les pires épreuves, à gigantesque contre-courant.

FC