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Chroniques
Antonín Dvořák | Stabat Mater Op.58
Venera Gimadieva, Elisabeth Kulman, Tomislav Mužek et René Pape
Plusieurs opus d’Antonín Dvořák sont liés à la disparition de ses enfants. Quand Josefa nait et meurt à l’automne 1875, il en est si touché qu’un Stabat Mater est couché sur le papier au printemps qui s’ensuit, construit à partir du commentaire de la séquence religieuse par le franciscain Jacopone da Todi (1236-1306) qui fait clairement écho à sa propre souffrance en cette épreuve. Pourtant, peut-être parce qu’il n’est pas pleinement satisfait ou parce qu’il souhaite oublier les tristes circonstances du surgissement de l’œuvre, le compositeur néglige d’en mener à bien l’orchestration. Au cœur de l’été 1877, Růžená décède après avoir accidentellement absorbé une solution au phosphore, à un peu moins d’un an. La variole sévit, emportant trois semaines plus tard son fils aîné, Otakar, âgé de trois ans, exactement le jour des trente-six ans du musicien. C’en est trop, décidément ! Il décide de reprendre son Stabat Mater laissé en jachère. Il en vient à bout en deux mois. En décembre 1880, vingt-quatre heures avant Noël, Adolf Čech (1841-1903) dirige la première à Prague. C’est par cette œuvre de deuil écrite pour quatre solistes, chœur et orchestre avec orgue que nous prenons congé de l’édition 2019 de l’Osterfestspiele Salzburg (Festival de Pâques de Salzbourg).
À la tête du Chor des Bayerischen Rundfunks, préparé par Howard Arman, et de la Staatskapelle de Dresde, Christoph Eschenbach pose délicatement les premiers accords du mouvement liminaire, celui qui donne son titre à la grande page chorale penchée sur la douleur de la Vierge à la perte du Christ, mais encore sur celle, non moins immense, d’Anne, l’épouse de Dvořák, avec trois enfants morts. Le thème en méandre descendant de l’introit symphonique se révèle d’emblée infiniment dolent, dans une inscription parfaitement romantique qui n’est pas éloignée du Requiem de Verdi (1874). La simplicité du premier chœur, Stabat mater dolorosa, fort délicate, gagne peu à peu en puissance. La couleur résolument italienne de Tomislav Mužek s’élève dessus le collectif, dans une clarté qui n’a d’égales que la souplesse du phrasé et l’efficacité de l’impact. Eschenbach infléchit le mouvement avec une discrétion noble qui, sans minimiser l’aura de cette page, n’a que faire d’en trop souligner le dramatisme évident. Dans un calme énigmatique se poursuit le poème, confié au legato riche du soprano Venera Gimadieva, dont on regrette de ne point vraiment saisir le latin. L’autorité naturelle de René Pape confère alors à la partie de basse une dimension imposante au sein d’un quatuor solistique un rien déséquilibré par Elisabteh Kulman, le mezzo paraissant aujourd’hui moins en forme que d’accoutumé. La reprise chorale du motif initial affirme une vaillance prenante, rehaussée par les détails précieux aux bois.
« Quel homme ne pleurerait-il pas à voir en si vaste tourment la mère du Christ ?... » – le mezzo-soprano ouvre la deuxième séquence, Qui est homo, dévolue aux quatre voix. À l’inverse de son imprécision, le ténor croate offre un organe serti dans une bienheureuse exactitude qui fait merveille avec l’expressivité généreuse du soprano et la robustesse de la basse. Loin de tout accent péremptoire, la présente lecture saisit par son évidence fervente, omniprésente dans l’andante concentré du chœur Eja, Mater, fons amoris (Ô toi, Mère, source d’amour), non dénué de relief quoique sans théâtralité, servi par des cordes tendres. Assez tendu, l’air de basse, Fac, ut ardeat cor meum (Fais que brûle mon cœur), bénéficie de la projection capiteuse de René Pape – peut-être la partie la plus slave de ce Stabat Mater, avec ses clarinettes en harmonium et son chœur féminin tombé du Ciel. D’étonnantes volutes dansées conduisent sereinement le Chœur fort nuancé de Tui Nati vulnerati, rédimant l’écoute comme une bénédiction. Telle une profession de foi, Fac me vere tecum flere (Fais donc qu’avec toi je pleure) est somptueusement amené par Tomislav Mužek, voix de lumière au chant miraculeusement inspiré, à l’aigu tour à tour ardent et subtilement en demi-teinte [lire nos chroniques de Messa di Gloria, Moïse et Pharaon, Salome, Der Rosenkavalier et Der fliegende Holländer], qui contraste avec le volontarisme souffrant du chœur, épongé par un motif obstiné de l’orchestre.
À l’heureux Largo de louange, Virgo virvinum proeclara (Vierge illustre entre toutes), où choristes et instrumentistes développent une religiosité innocente et spontanée, succède l’entrelacs exquis du soprano et du ténor, Venera Gimadieva lyrique et enveloppante [lire nos chroniques de Lucia di Lammermoor et du Coq d’or], céleste Tomislav Mužek, Larghetto d’une grâce ineffable. Après un Inflammatus et accensus (Flammes et combustion) instable et laborieux, le dernier chapitre, Quando corpus morietur (Quand mort sera mon corps) associe mezzo et basse sur un énoncé humble où s’envole la voix du ténor. Une sorte de calme héroïsme charitable habite alors le soprano qui les vient tous caresser, le répons choral exaltant l’Amen en un fugato brillant.
Avec ces moments goûtés en compagnie de l’excellente Staatskapelle Dresden [lire nos chroniques de Die Meistersinger von Nürnberg, de Thérèse, du concert dirigé par Mariss Jansons, de celui mené par Christian Thielemann et de l’Ode à Napoléon Bonaparte], il nous tarde de retrouver l’an prochain l’Osterfestpiele Salzburg qui, du 28 mars au 13 avril 2020, offrira de grandes émotions musicales, n’en doutons pas.
BB