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Chroniques
Ορεστεια | L’Orestie
suite d'Iannis Xenakis
Il y a dix ans nous quittait Iannis Xenakis. Relativement boudé de son vivant, surtout dans les années soixante (où il arrive même qu’on déconseille la fréquentation de la musique du quarantenaire), voici que pleuvent les hommages, comme en témoigne sa présence dans les programme des divers ensemble spécialisés, ces derniers temps, ou encore au festival Musica l’automne passé [lire notre chronique des 1er et 2 octobre 2010], ainsi que les journées que lui consacreront les musiciens de l’Ensemble Modern, en novembre prochain à Francfort. Tôt lié au compositeur grec (quoique né en Roumanie), René Kœring n’a pas attendu pour le faire entendre, que ce soit à travers le jingle qu’il lui commanda pour France Musique ou Kyania confié aux bons soins de l’Orchestre National de Montpellier (1990). Convaincu de l’importance de l’œuvre de Xenakis comme de sa très grande liberté, l’encore directeur du Festival de Radio France et Montpellier Languedoc Roussillon s’est associé au Centre des Arts Vocaux d’Athènes en accueillant ce soir Ορεστεια, mis en espace par Spyros Sakkas, depuis toujours la voix de Cassandre, la captive devineresse hallucinée, et d’Athéna, la déesse.
C’est à un rituel en pure et due forme qu’est invité le public.
À recevoir l’antique pardon des Atrides, famille rendue illustrissime par les crimes que l’on sait et que l’on comprendra aisément à les replacer dans la plus large perspective des Tantalides (et les jeux des divinités se révèleront d’autant mieux), le spectateur est bientôt happé par chaque geste d’un chœur en cérémonie, d’un percussionniste à la sauvagerie fervente (Miguel Bernat) et d’une voix (celle annoncée plus haut) qui, après avoir enregistré cette Orestie (pour baryton, chœur, chœur d’enfants et ensemble de chambre) de 1987, signe aujourd’hui l’ensemble du projet artistique.
Tout au long des trois parties que conte la pièce, la musique de Xenakis affirme sa violence, des contrastes parfois brutaux, une écriture chorale robuste et simple ; bref : il s’agit bien d’adopter Eschyle qui lui-même transmettait les légendes d’une civilisation, à l’instar des autres grands tragédiens et poètes d’alors, quelle qu’ait été leur velléité de réformer les styles. Soirée noire et rouge, visuellement, mais aussi blanche lorsque les furies (Erinyes) se feront Euménides, pour finir ; musique rouge et noire, voix tranchées, souffles haletants, chœurs puissants, battue hypnotique. Portant un rouleau comme en procession l’on honore un mort, les choristes introduisent γαμέμνων (L’Agamemnon) en tachant le plateau d’une diagonale sanglante : le rouleau s’étale comme un coup de pinceau sacrificiel. Le baryton Ilias Rode proclame le poème, alternant avec un chœur tendu, quand bientôt surgit l’étrangeté, dans un cercle (rouge, lui aussi).
Le drame d’Oreste revenu, qui se fait annoncer mort pour mieux venger son père, n’est pas de tuer Clytemnestre, sa mère criminelle, mais bien plutôt de laisser Athéna le traverser une fois le dernier meurtre accompli (morte Clytemnestre, Égisthe mort) : c’est un démembrement de toute éternité, depuis Atrée et Thyeste, depuis Tantale, Égisthe lui-même, fils de l’inceste, n’étant que l’outil du destin. Et, de générations en générations, à remonter si loin c’est toute la Salle Berlioz que les artistes envahissent enfin, de la scène aux galeries et aux baignoires, jusqu’à distribuer des accessoires sonores à un auditoire timoré qui n’osera cependant pas les animer.
La danse est de la partie, dans Χοηφόροι (Les Choéphores), Guillaume Pires Parada faisant tourner Oreste à jauger l’Électre de Katerina Sakka qui fait de même, en un mouvement fauve. Aux voix du Chœur mixte de la Radio-Télévision Hellénique (ERT) s’ajoutent celles du Chœur mixte de l’Université des Beaux-arts Mimar Sinan et les enfants d’Opéra Junior. À l’écho cinglant des feuilles d’aluminium, des cris, des fouets, appeaux et sifflets, sonnant leur Méditerranée, succèderont les accents quasiment diphoniques de Sakkas, dans la lumière crue d’Εὐμενίδες (Les Euménides) et sa colère de fumée. Dur, cassant, entre la basse éraillée et le fausset forcé, Athéna surprend, fait vaciller l’écoute, provoquant le rire de ceux qui refuse la bascule dans le non-balisé de l’émotion, – l’inexplicable émotion – et l’élévation de ceux qui acceptent de s’y laisser aller. La virevolte enfantine bouleverse les frontières habituelles, sur la danse follement rythmique de l’orchestre, ici un ensemble formé par des instrumentistes de l’Orchestre Philharmonique Borusan d’Istanbul rondement mené par Gürer Aykal.
BB